En Suisse, la génération des scientifiques et des ingénieurs, celle qui se trouve de nos jours à la tête de l’industrie et du milieu académique (pas seulement elle, d’ailleurs) a vécu une authentique révolution sans même s’en apercevoir. Année après année, l’industrie a développé de surprenantes technologies, qui ont amélioré sa productivité ou optimisé son efficacité énergétique. De plus, depuis une dizaine d’année, peut-être davantage, l’expression « data is gold », autrement dit les données sont de l’or, a commencé à se répandre un peu partout. Nos écoles polytechniques ont ajouté des parcours de formation et introduit des chaires d’informatique ; un domaine dans lequel se sont également investis les instituts et les centres de recherche les plus prestigieux.
Je pense, quant à moi, que le vrai sens du changement va bien au-delà de la genèse d’une nouvelle discipline. L’expression « data is gold », qui revient comme un leitmotiv, est peu débattue et peut-être insuffisamment analysée pour en saisir toutes les implications. Cet approfondissement est précisément le sujet de mon livre intitulé « Data, New Technologies and Global Imbalances : beyond the obvious » publié par l’éditeur Cambridge Scholars Publishing.
« Gold », l’or, comme l’argent, constitue un « actif » dans le langage économique ; autrement dit une forme de « capital » avec toutes les implications qu’introduit ce terme. Or, nous n’avons jamais considéré, ou traité, les données comme tel. On ne les trouve pas dans les bilans, et on ne leur attribue aucune valeur économique. On ne songe d’ailleurs même pas – pour le moment du moins – à les taxer. Il est vrai que les données constituent un capital pour le moins singulier. Contrairement aux actifs classiques, ce nouveau type de capital peut appartenir simultanément à plusieurs individus, groupes ou organisations, sans recours à la copropriété traditionnelle. Singularité suprême : sa valeur peut même varier, selon les propriétaires qui le détiennent.
Par leur nature même, les données, en tant que capital, jouent, de fait, le rôle de levier pour le capital traditionnel : elles permettent de démultiplier la valeur du capital traditionnel, en particulier du capital en espèces (cash). Ce rôle est un facteur de réalisations, d’innovations, mais aussi de déséquilibres.
Un de ces déséquilibre est le résultat de la compétition que se livrent divers types d’écosystèmes. Aujourd’hui, aux côtés des écosystèmes industriels traditionnels (automobile, aéronautique, pharma, textile, chimie, etc.), nous observons, l’apparition et le développement de nouveaux écosystèmes établis sur des plateformes fondées sur les données. Ces plateformes, en raison précisément de l’effet levier qu’elle opèrent sur le capital traditionnel, ont accumulé des masses de liquidités qui leur permettent de grossir, de se répandre, et d’« occuper » l’espace des écosystèmes traditionnels. Les voitures autonomes, ainsi que les technologies portables (wearables), en sont les exemples les plus criants
« Last but not least », dans le contexte des orientations technologiques actuelles, les données jouent le rôle d’accélérateur dans un mouvement d’ensemble qui transforme simultanément les technologies, l’industrie industrielles, l’économie et donc la société. Chaque modification, technologique ou économique par exemple, contribue à accélérer le mouvement de cet ensemble, dont chaque élément est désormais intimement intriqué.
Alors que faire pour orienter cette révolution dans le sens d’un développement équilibré, plus avantageux pour l’ensemble de la société ? Des idées et des solutions, encore en gestation, sont proposées dans mon livre, notamment la création d’une structure du type Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Une telle structure permettrait de créer une réglementation uniforme sur l’usage des données, un accès facilité aux données publiques, voire une « Taxe sur la fortune » en données.
Les idées exposées dans le livre ne sont, dans mon esprit, que le point de départ d’une réflexion et d’un débat collectif qu’il faut ouvrir sans attendre. Ces idées peuvent être réfutées, adoptées, réformées, ou mieux, servir de ferment à la recherche de solutions inédites.
Tel est mon espoir, car les enjeux de cette révolution sont immenses.