L’être humain : un facteur clé pour la numérisation des processus industriels

Numérisation Advanced Manufacturing 08:57

Introduction

La numérisation de l’industrie consiste à reproduire numériquement des processus et des systèmes physiques ainsi que leurs états. Cela passe par l’utilisation et l’interconnexion de composants matériels et logiciels tels que des capteurs et actionneurs, des infrastructures de communication, des commandes de machines et des systèmes de bases de données. Il en résulte un modèle numérique de notre monde physique ; deux univers que nous pouvons alors associer.

Dans le monde numérique, les données collectées (p. ex. au cours d’un processus de fabrication) sont contextualisées, puis converties en informations analysables et interprétables. Ces informations peuvent ensuite être utilisées pour prendre des décisions et déclencher des actions. Grâce à l’intelligence artificielle et aux algorithmes complexes sur lesquels elle s’appuie, les décisions ne sont plus prises exclusivement par l’être humain, mais, de plus en plus, par les systèmes numériques eux-mêmes. Ces derniers deviennent de plus en plus autonomes et, par conséquent, de plus en plus puissants. Le développement de la numérisation transforme le rôle de l’être humain dans les processus industriels et touche un large éventail de types de processus et de compétences humaines. Cela peut concerner le pilotage d’une grue, qui fait appel à nos aptitudes sensorimotrices, le respect de consignes de sécurité, pour lesquelles nos prises de décisions s’appuient sur des règles, ou encore la restructuration d’une entreprise en l’absence de règles claires ou connues, ce qui nous amène à nous appuyer sur nos connaissances et notre expérience afin de prendre les bonnes décisions.

La numérisation dans l’industrie a généralement pour objectif de proposer de nouveaux produits ou services ou d’accroître la productivité. Mais quel est le rôle de l’être humain dans ce processus ? Comment concevoir les systèmes numériques pour accroître la productivité et l’efficacité tout en préservant, voire en augmentant, les performances et la satisfaction du personnel ? Et comment procéder pour développer des systèmes robustes et résilients ? Autant d’aspects que nous abordons dans cet article.

La numérisation des entreprises dispose d’une marge d’amélioration

Une étude menée par le Centre de recherches conjoncturelles (KOF) de l’ETH révèle que le potentiel de numérisation des entreprises suisses n’est que faiblement exploité (Beck, Plekhanov & Wörter 2020). Une étude actuelle de Staufen AG aboutit à des conclusions similaires dans son analyse de l’état de la numérisation : en Allemagne, en Autriche et en Suisse, seule une entreprise interrogée sur deux promeut activement la numérisation (Staufen AG, 2023). Selon une autre étude du KOF, de nombreux projets de numérisation n’atteignent pas les objectifs poursuivis (Bienefeld et al., 2018). Ainsi, les objectifs ne sont atteints que partiellement dans plus 70 % des cas et pas du tout dans près de 20 % des cas. Des études internationales plus récentes (Forth et al., 2023) aboutissent globalement aux mêmes conclusions.

Les raisons sont multiples. L’une d’elles est la focalisation sur la seule technique (Kohnke, 2017). Face à ce constat, un document de réflexion de l’UE préconise une numérisation centrée sur l’humain et résiliente (European Commission, 2021. La signification concrète de cette approche est expliquée ci-après.

Numérisation centrée sur l’humain

Une numérisation centrée sur l’humain n’a pas pour ambition d’imiter ou de supplanter l’être humain, mais plutôt d’exploiter des synergies entre l’être humain et la technique (p. ex. Wäfler, 2021). Avec cette approche, les technologies numériques ont pour finalité de soutenir et élargir les compétences humaines. Pour y parvenir, la manière de développer et d’implémenter concrètement la technique est un facteur déterminant. Une conception inappropriée se répercute négativement sur les performances du personnel (cf. p. ex. Ulich, 2011). Pour que l’être humain puisse mettre à profit ses connaissances, ses expériences, ses capacités et son engagement, trois conditions sont requises (Hackman & Oldham, 1980) :

  1. sentiment d’utilité : l’être humain doit percevoir l’utilité des tâches qu’il accomplit. Autrement dit, il ne doit pas uniquement savoir ce qu’il fait et comment il le fait (know-how), mais aussi pourquoi il le fait (know-why). Dès que l’être humain ne saisit plus le « know-why » de ses actions, il commence à fonctionner comme un robot. Il déconnecte son esprit, cesse de réfléchir et ne fait plus que suivre des instructions ; son travail doit alors être contrôlé comme s’il avait été réalisé par un automate ;
  2. sentiment de responsabilité : un certain degré d’autonomie est nécessaire pour que l’être humain se sente responsable de ses actions. Si ses tâches et sa manière de travailler se fondent entièrement sur des instructions, le sentiment de responsabilité lui échappe. Il se peut que sa hiérarchie lui donne la responsabilité, mais pour véritablement développer un sentiment de responsabilité, il est essentiel que l’être humain puisse avoir de l’influence sur les processus de travail. Sinon, il se met à nouveau à fonctionner comme un robot ;
  3. feedback : pour que l’être humain fasse preuve d’engagement dans le travail, il est indispensable de lui donner des feedbacks. Et ces feedbacks doivent être perceptibles directement dans le travail quotidien. À tout moment, l’être humain doit pouvoir s’assurer qu’il est sur la bonne voie et que les objectifs sont atteints. En l’absence d’un tel feedback, l’être humain se met également à fonctionner comme un robot.

Pour satisfaire à ces trois conditions, l’organisation des tâches confiées à l’être humain est prépondérante. Les tâches sont non seulement influencées par la direction, mais aussi par l’organisation de l’entreprise, à savoir sa structure et ses processus internes. Par conséquent, la numérisation représente aussi une opportunité d’organiser les processus pour qu’ils remplissent ces trois conditions. À titre d’exemple, des processus numérisés peuvent aider à fournir directement au personnel un feedback sur le travail accompli.

Une numérisation qui renforce la résilience

La numérisation promet une hausse de l’efficacité des entreprises. Mais il ne faut pas oublier que les processus et systèmes doivent être résilients aux erreurs, aux changements et aux influences extérieures. Les redondances et la disponibilité des bases de données analogiques doivent être pensées de sorte que les fonctions de base soient toujours garanties, même en cas de défaillance (partielle) des chaînes d’information et de fonctions numériques. L’idéal est une numérisation qui renforce la résilience, à savoir l’utilisation de technologies numériques pour renforcer les processus et mieux se prémunir contre les cyberattaques.

La fragilité des chaînes logistiques est bien antérieure aux problèmes de chaînes de livraison révélés pendant la pandémie. La cyberattaque subie en 2017 par la compagnie de transport maritime Mærsk, la plus grande entreprise du secteur à l’époque, avait déjà permis de le constater. À la suite de cette attaque, plus personne n’était en mesure de dire quelles marchandises se trouvaient dans quel conteneur, sur quel bateau et dans quel port. Par ailleurs, la numérisation croissante peut avoir des répercussions négatives sur la résistance de processus critiques face aux défaillances ou aux erreurs (Strauss et al., 2023). La numérisation accroît l’interconnexion des systèmes et processus. De petits problèmes peuvent alors entraîner des conséquences majeures. Ainsi, la défaillance d’un composant de réseau subie par le siège de VW en septembre 2023 a mis à l’arrêt quatre usines en Allemagne. Chez Toyota, une erreur du système de commande des pièces survenue en août 2023 a entraîné une panne générale de la production au Japon pendant toute une journée.

Par conséquent, l’interconnexion entraîne aussi un risque accru d’effets en cascade susceptibles de paralyser des systèmes entiers (Strauss et al., 2023). À l’inverse, la résilience signifie avant tout une capacité d’adaptation. Les problèmes doivent pouvoir être résolus là où ils surviennent pour éviter qu’ils ne se propagent de manière incontrôlée. Des consignes sur la manière de concevoir les organisations et les processus ont été fournies, entre autres, par Zolli und Healy (2012) en vue d’une meilleure capacité d’adaptation. Il est important de concevoir des structures organisationnelles modulables, de dissocier les fonctions les unes des autres et de mettre à disposition des ressources plus diversifiées. De telles mesures permettent à une organisation de faire face aux défaillances et aux imprévus. L’être humain est un élément clé de cette capacité d’adaptation (p. ex. Wäfler, et al., 2021). Par conséquent, une numérisation doit se faire de sorte que l’être humain puisse identifier un changement à temps et estimer correctement une situation. Il doit aussi disposer d’une marge de manœuvre sur place pour prendre les mesures nécessaires. Une numérisation centrée sur l’humain renforce donc également la résilience.

Conclusion

La numérisation a pour objectif d’accroître la productivité et de proposer de nouveaux produits ou services. Mais la numérisation modifie aussi le rôle de l’être humain dans les processus industriels. Une numérisation centrée sur l’être humain n’a pas pour vocation de l’imiter ou de le remplacer, mais de dégager des synergies pour les associer à la technique. Pour y parvenir, trois conditions sont nécessaires : un sentiment d’utilité, un sentiment de responsabilité et des feedbacks.

Les expériences tirées de problèmes survenus sur des chaînes de livraison et d’autres incidents soulignent la fragilité des processus et systèmes numérisés. Une numérisation qui renforce la résilience résiste mieux aux défaillances, aux changements ou aux cyberattaques. Et l’être humain peut y contribuer grandement.

La SATW, et notamment le groupe d’expert·e·s « Industrie 4.0 » vous aide et vous soutient volontiers dans la numérisation de vos processus et systèmes ainsi que pour concilier être humain, résilience et numérisation.

Bibliographie

Beck, M, Plekhanov, D. & Wörter, M. (2020). Analyse der Digitalisierung in der Schweizer Wirtschaft. KOF Studien, Nr. 153.

Bienefeld, N., Grote, G., Stoller, I., Wäfler, T., Wörter, M. & Arvanitis, S. (2018). Digitalisierung in der Schweizer Wirtschaft: Ergebnisse der Umfrage 2016. Teil 2. KOF Studien, Nr. 99.

European Commission, Directorate-General for Research and Innovation, Breque, M., De Nul, L., Petridis, A. (2021). Industry 5.0: towards a sustainable, human-centric and resilient European industry, Publications Office of the European Union.

Forth, P., Reichert, T., De Laubier, R. & Chakraborty, S. (2023). Flipping the odds of digital transformation success. BCG Global. (www.bcg.com/publications/2020/increasing-odds-of-success-in-digital-transformation)

Hackman, J.R. & Oldham, G.R. (1980). Work Redsign. Reading MA: Addison-Westley.

Kohnke (2017). It’s Not Just About Technology: The People Side of Digitization. G. Oswald & M.
Kleinemeier (Hrsg.), Shaping the Digital Enterprise. Trends and Use Cases in Digital Innovation and Transformation. (S. 69 – 91). Springer

Staufen AG (2023). Zukunft Industrie 2023, (www.staufen-inova.ch/insights/studien-und-whitepaper/studie-digitalisierung/).

Ulich, E. (2011). Arbeitspsychologie. Stuttgart: Schäffer, Poeschel.

Wäfler T. (2021). Progressive Intensity of Human-Technology Teaming. Proceedings of the 5th International Virtual Conference on Human Interaction and Emerging Technologies, IHIET 2021, August 27–29, 2021, France, pp. 28-36.

Wäfler, T., Gugerli, R. & Nisoli, G. (2021). Integrating Safety-II into Safety Management. Zürich: vdf Hochschulverlag.